E44- Soudan, islamisme et grandes puissances

Alaa Salah, icône dans la lutte de la population soudanaise contre le régime militaire

Cet historique - rédigé en 2005 avant que le pays ne soit scindé en deux -, explique d'où provient et quelle est la nature du régime actuel ; contre quel lourd passé se bat aujourd'hui la population du pays, qui vient de faire tomber la tête de Omar Al Bachir, à la fois islamiste et complice des grandes puissances. Un jeu où la France est loin d'avoir été absente. 

            Cela fait des dizaines d'années qu'ici, dans les pays riches, on nous parle du Soudan, avec chaque fois les mêmes images : la famine, la guerre, la désolation, les appels au secours de populations en train de mourir. Depuis 2003, un nom nouveau est apparu, le Darfour.

            Des organisations humanitaires, notamment Action contre la faim, nous appellent à venir en aide au Darfour. Mais pour ce qui est des informations, il n'y en a quasiment pas. Rien au Journal télévisé, ou de manière tellement émiettée, rarissime, que c'est incompréhensible.

            Ou plutôt, on n'y comprend que ce qu'on croit déjà savoir. C'est-à-dire qu'on est en Afrique, continent sujet aux conflits ethniques, et que l'Occident doit régulièrement s'occuper d'y intervenir pour mettre des limites à des pratiques de sauvages.

           La réalité n'a rien à voir avec ces fadaises, cet écran de fumée, acceptable pour ceux qui ne se posent pas de questions, ou pire, ceux que cette version arrange pour se donner bonne conscience, et ne pas savoir que la France, les pays riches, sont impliqués au Soudan, et pratiquement partout dans ce monde.

***           Loin de l'image de désert désolant qu'on en reçoit en France, le Soudan, pour peu qu'on s'intéresse à son histoire, à ses habitants, est une région passionnante. Aujourd'hui, le Soudan est un des rares pays où la charia, la loi islamique, est officiellement appliquée par le gouvernement. Et pourtant, ce pays est allié des USA, mais aussi plus encore, on le verra, de la France.

Au 20ème siècle, il a connu un moment le parti communiste le plus important du monde arabe. Il a servi aussi de première base pour le terrorisme international lancé par Ben Laden et Al Qaïda. Au 19ème siècle, il avait été le lieu de rencontre des deux grands colonisateurs, la France et l'Angleterre, alors qu'elles se lançaient dans une course à la colonisation de l'Afrique. Et si l'on remonte plus avant encore, elle a été une des régions essentielles où, bien avant les Européens, les Arabes ont colonisé, islamisé les populations africaines, leur imposant la mise en esclavage à leur service. Cette histoire est encore peu étudiée et peu connue, mais il est certain qu'elle a joué un rôle fondamental à une juste compréhension de l'Afrique.

            Le Soudan est le plus grand pays d'Afrique, avec 2,5 M km2. La guerre qu'il a connue et dont le Darfour est une suite, est la plus vieille guerre du monde. Elle a commencé en 1955, avant même l'indépendance du pays, alors sous domination coloniale anglaise.

            Le Soudan est composé à moitié de Noirs (52%). Une partie de ceux-ci sont musulmans, puisque au total 70% de la population est musulmane. Le reste est essentiellement animiste 25%, ou encore chrétien 5%. Mais cela n'a pas beaucoup de sens de parler ainsi du Soudan, car ce pays, grand comme à peu près l'Europe occidentale, vit depuis 50 ans et plus de manière séparée, pire, en guerre entre le Soudan officiel et les régions rebelles.

***            Dans l'Antiquité, le Soudan devait être une région sans doute prospère. En tout cas, on y trouve à toutes les époques des traces d'empires comme Méroé. La région se prête probablement à l'élevage, à l'agriculture, des travaux d'irrigation ont eu lieu le long du Nil qui le traverse du Sud au Nord. Cette région est aussi un lieu de commerce et d'échange important. Plus près de nous, des royaumes chrétiens monophysites s'y établissent. Ces chrétiens sont considérés comme des hérétiques par l'Eglise officielle, car ils pensent que Dieu, c'est Jésus-Christ. Et ces royaumes vont bloquer pendant longtemps l'expansion fulgurante de l'Islam, qui apparaît au 7ème siècle comme une religion guerrière et conquérante, qui colonise par contre très vite l'Egypte et l'Afrique du Nord.

            Au 13ème siècle, les Mamelouks musulmans parviennent enfin à occuper le nord de l'actuel Soudan. Mais cette occupation n'est pas durable. Pendant des siècles, le Nord Soudan sera ainsi le lieu d'avancées et de reculs de la colonisation islamique. Cette région a donc connu, durant des siècles, le problème de la volonté musulmane d'occuper, de dominer, de coloniser et d'islamiser.

            Le Soudan ne sera islamisé que très récemment, en 1821. Ce sont les Egyptiens qui viennent là, cherchant à recruter de force des soldats noirs pour coloniser la Syrie, et des esclaves pour leurs travaux hydrauliques sur le Nil. Les Arabes égyptiens fondent la capitale Khartoum, à l'occidentale. Le Sud Soudan ne sera atteint qu'en 1827. Une région résiste particulièrement, c'est le Darfour, tout l'Ouest du Soudan, qui ne sera contrôlé qu'en 1874.

            Or, dès 1882, l'Egypte passe sous le contrôle de la Grande-Bretagne. En 1883, l'imam al Mahdi dirige un soulèvement contre les Egyptiens et les Anglais. Ce soulèvement trouve des forces à l'Ouest, au Darfour. Les Egyptiens sont chassés de Khartoum.

            Les Anglais ont un grand plan de colonisation pour l'Afrique : se tailler un empire qui va du Nord au Sud du continent, et construire et contrôler un chemin de fer du Caire au Cap. Le Soudan est sur cet axe. Or, au même moment, les Français ont un plan analogue, mais d'Est en Ouest. Les deux empires se rencontrent ainsi… au Soudan, à Fachoda en 1898. Ce sont les Français qui reculent.

 

En 1899, les Anglais reviennent donc au Soudan, alliés aux Egyptiens, et établissent de force un condominium anglo-égyptien. Les Anglais sont donc ceux par qui l'islamisation du Soudan aura été enfin obtenue, après des siècles d'échec des divers conquêtes Arabes. Les Anglais instaurent au Soudan l'indirect rule, un système analogue à ce qui sera mis en place au système raciste en Afrique du Sud. Les Arabes y jouent le rôle du dominé privilégié, face aux Noirs. L'administration britannique reprend et consolide donc les vieilles lignes de domination.

En 1924, l'autorité sur le Soudan devient entièrement britannique. Les Anglais font le choix de soutenir le mahdisme, le parti de l'imam al Mahdi. Ils s'appuient sur son fils, Sayyed Abderahman, accordent des terres et des faveurs à sa famille et ses soutiens, et en font une caste de grands propriétaires et de négociants en bétail. Ce parti va s'opposer à une autre confrérie musulmane, la Khatmiya, qui implantée à l'Est, est liée aux marchands et reste assez favorable à une unité avec l'Egypte. Mais Londres se méfie de cette unité, et préfère cultiver le goût de l'indépendance nationaliste avec la Mahdiya.

Quant au Sud Soudan, il est livré à la violence de fonctionnaires coloniaux qui y jouent les roitelets. Londres se moque de ce qui peut se passer au Sud, hésitant même à rattacher à son empire ces terres lointaines et sans rôle stratégique apparent.

En 1955, préparant une indépendance qui est dans l'air aux quatre coins du monde, les Britanniques annoncent que leurs officiers seront remplacés par des officiers arabes. L'Equatoria Corps, une unité militaire composée de soldats noirs, au Sud, se mutine à l'annonce de cette nouvelle. C'est le début de la guerre au Soudan.

Le Sud, en fait, c'est bien plus que le Sud géographique, et cela englobe, si on regarde les régions touchées par la rébellion, tout le centre du pays. Mais cette région est la moins peuplée, avec environ 7 M d'habitants. Alors que le Nord est à majorité arabe, ce Sud est à majorité africaine.

Les Britanniques accordent l'indépendance du Soudan en 1956, une indépendance, ici comme ailleurs, qui se fait dans l'explosion du pays. Immédiatement, le pouvoir est accaparé par les deux partis musulmans des confréries Mahdiya (Umma) et Khatmiya (Parti démocratique unioniste). Tous les partis sudistes sont écartés. Et ce sont les deux partis musulmans du Nord au gouvernement qui vont faire appel à l'armée pour régler le problème du Sud.

A cette époque, l'histoire est marquée essentiellement par l'opposition entre le camp capitaliste, et celui des pays dits socialistes, autour de l'URSS, et un moment aussi autour de la Chine maoïste. En Afrique, l'Egypte de Nasser (1954-1970), le Ghana de Nkrumah (57-66), et la Guinée de Sékou Touré (58-64), sont des tâches rouges sur la carte, proches de l'URSS, tandis que la Chine influe sur le Congo belge.

C'est donc dans ce contexte que le général Aboud est appelé au pouvoir. Il va mener une guerre féroce. Son programme : des mesures discriminatoires en matière d'éducation, et l'extermination des élites religieuses et civiles du Sud. Des centaines de milliers de gens fuient vers les pays voisins. Malgré cette férocité, Aboud ne règle rien. Il finit par être lui-même chassé par une insurrection populaire à Khartoum, en 1964. Parmi ceux qui ont animé cette insurrection contre la dictature militaire, on trouve des militants communistes, et on trouve des Frères Musulmans. C'est dans ces années 60 que le parti communiste soudanais, ainsi que les syndicats, vont se développer.

En 1965, les partis traditionnels, Mahdiya et Khatmiya, reprennent le pouvoir, et relancent la guerre contre le Sud. A Khartoum, c'est le Parti communiste qui prend la défense du Sud. Sadeq al Mahdi décide de l'interdire. Mais le pays s'enfonce dans une crise économique, due à la poursuite de la guerre.

Lorsque survient la guerre des six jours en 67, le régime choisit les pays arabes contre Israël. Or, à ce moment là, la majorité des pays arabes est passée sous influence soviétique.  En Afrique, le camp sous influence de l'URSS regroupe une zone continue immense qui part maintenant de la Guinée (Sékou Touré 58-64), la Haute Volta (Sangoulé Lamizana 66-71), le Mali (Modibo Keita 60-68), l'Algérie (Boumedienne 65-78), la Libye de Khadafi (depuis 69), l'Egypte (Nasser 54-70), et va englober maintenant le Soudan (Nimeiry 68-85). Et il faut y ajouter le Nigéria (Kakubu Gowon 66-75), le Ghana du général Afrika (66-69), la Guinée équatoriale, le Congo de Marien Ngouabi (68-77), et dans l'Est africain la Tanzanie de Julius Nyerere (depuis 64-85) et la Somalie (Ali Shermake 60-71).

Le Soudan se retrouve donc dans le camp de l'URSS, qui accepte de lui apporter son aide sans condition. Les Etats-Unis tentent alors d'utiliser le parti Umma pour convaincre la hiérarchie militaire de ramener le pays dans son camp. A gauche, le Parti communiste et les nationalistes radicaux en appellent aux Officiers Libres, leur offrant le soutien s'ils prennent le pouvoir.

C'est ainsi qu'en 69, des jeunes officiers prennent le pouvoir, avec le soutien du Parti Communiste, des syndicats et des associations paysannes. A leur tête, Nimeiryest un admirateur de Nasser. Sous un langage et un aspect très radical, il s'agit en fait d'un nationaliste qui momentanément tient la dragée haute à l'impérialisme et aux grandes puissances occidentales, en cherchant à gagner des faveurs du côté de l'URSS. Nimeirys'engage à suivre "la voie du socialisme".

Ainsi, sous la présidence de Babiker Aoudallah, d'obédience Khatmiyya, des communistes sont associés au gouvernement. Mais cette utilisation des communistes et de l'URSS est au fond étrangère à ce régime. Et dès les premières difficultés, ce sont les communistes qui vont en pâtir. En 1970, des troubles ayant à nouveau lieu au Sud, le régime Nimeiry en rend responsable les communistes, fait démissionner ses ministres du gouvernement, début 1971.

En juillet 1971, le Parti communiste est accusé d'avoir voulu renverser Nimeyri. Un prétendu "complot communiste" est découvert. Des centaines de militants communistes sont arrêtés. De nombreux dirigeants, dont le secrétaire général du parti, sont soumis à un simulacre de procès, et exécutés. Nimeiry rompt ses relations diplomatiques avec l'URSS. Et quelques mois plus tard, les diplomates américains sont de retour à Khartoum.

            De leur côté, les dirigeants rebelles du Sud prennent soin de rompre eux aussi avec le Parti communiste, l'abandonnant à son sort. C'est ce que fait Joseph Lagu, avant de signer les accords d'Addis Abeba avec Khartoum. Après quelques années d'entracte pseudo "socialiste", le Soudan retrouve ainsi le camp anti soviétique. Il le fait parallèlement à l'Egypte, sous la direction de Sadate.

            Pour le Sud Soudan, c'est une aubaine. Onze années de paix vont alors commencer en 1972. L'autonomie lui est reconnue. Un haut Conseil exécutif, responsable devant une Assemblée régionale, est instauré. Les forces rebelles sont intégrées à l'armée nationale, et un effort de développement est décidé en faveur du Sud.

Le principal dirigeant de l'APLS est un ex colonel de l'armée soudanaise, John Garang. Il est envoyé en formation dans les académies militaires américaines. Parmi les proches de Garang, on trouve Museveni, protégé des Etats-Unis en Ouganda. On trouve aussi l'homme d'affaires anglais Tiny Rowlands, qui siège à la direction de la multinationale de la finance et des mines Lonrho.

            Nimeiryqui a signé cet accord, gagne en popularité dans le Sud. Mais l'armée, elle, est réticente. Finalement, en 1977, cherchant à regagner sans doute des soutiens du côté des partis religieux traditionnels, Nimeiryprovoque un véritable tremblement de terre, en décidant d'adapter la législation du Soudan à la charia, la loi islamique. La nouvelle constitution islamique met alors à l'écart la population non musulmane, plus du tiers du pays.

            Mais plus que la loi islamiste, c'est la découverte du pétrole qui va relancer le pays dans la guerre. En 79, des gisements de pétrole sont trouvés. Petit à petit, on réalise que ces gisements se trouvent dans le Kordofan Méridional, au centre du pays, c'est-à-dire en fait dans le Sud rebelle. Le Sud réclame immédiatement d'avoir sa raffinerie. Mais Nimeiry annule les accords d'Addis Abeba. Khartoum décide de faire sortir le pétrole par le Nord, en construisant un pipe line en direction de Port Soudan, sur la Mer Rouge. Et c'est le long de ce pipe line que vont être également construites les raffineries.

            En 1983, l'histoire de 1955 recommence : des unités noires de l'armée soudanaise se soulèvent contre leur commandement arabe. Et la guerre, interrompue depuis onze ans, va reprendre. Nimeiry re découpe le Sud à sa sauce, déplace les hauts fonctionnaires, leur faisant rejoindre leurs régions d'origine. Du côté rebelle, on se donne comme chef un Dinka, John Garang. Le MPLS s'installe à Addis Abeba, avec le soutien de l'Ethiopie, voisin de l'Est du Soudan (colonel Mengistu) et de l'URSS. Il déclare lutter pour un Soudan laïc et fédéral. Nimeiry, dans cette guerre, trouve le soutien des USA.

            URSS et USA se font là aussi une guerre par pauvres interposés. Or cette guerre prend fin en 91, avec l'effondrement de l'URSS, et dans la région, celui du soi-disant socialiste Mengistu en Ethiopie. Du coup, l'APLS est à deux doigts d'être défait. Mais en 93, l'Ouganda de Museveni, voisin du Sud du Soudan, se substitue à l'Ethiopie. La guerre va ravager le Soudan pour à nouveau vingt ans, faisant plus de 1 million et demi de morts, et 3 millions de personnes déplacées.

            Entre temps, en 1989, le pouvoir a été pris à Khartoum par un coup d'Etat islamiste. Cette fois, ce ne sont plus des partis traditionnels musulmans dont il s'agit. Le maître à penser du coup d'Etat, c'est Hassan el Tourabi. Tourabi est le beau-frère de Sadiq al Mahdi. Il s'appuie sur la crainte des islamistes les plus radicaux de voir Al Mahdi négocier avec les rebelles du Sud, et revenir sur la charia.

Juriste formé en France, Tourabi s'est imposé dans les années 60 et 70 comme le chef idéologique de l'Islam au Soudan. Parallèlement, il a pratiqué une stratégie d'entrisme, cherchant à placer des hommes à lui dans l'appareil d'Etat, des cadres qui vont régulièrement infléchir tous les gouvernements selon les vues d'el Tourabi. Enfin, il reçoit un fort soutien financier de l'Arabie saoudite. Tourabi vise à étendre l'Islam à toute la corne de l'Afrique, alors que cette région a été traditionnellement une terre de résistance chrétienne à son introduction.

            Malgré ses soutiens, Tourabi ne parvient pas à gagner la majorité des soudanais à ses vues. Lors des élections de 86, le FNI, Front national islamique n'obtient que 7% des voix. C'est donc par un coup de force qui se fait aussi contre la population que le nouveau pouvoir islamiste s'installe à Khartoum, en 1989. Ce pouvoir islamiste, c'est la dictature militaire du général El Béshir. L'armée et les islamistes craignaient en effet que Sadiq al mahdi négocie avec les rebelles.

            La guerre est maintenant très simple : il s'agit d'éliminer toute présence de qui que ce soit dans un rayon de cinquante, voire cent kilomètres, de chaque puits de pétrole. Il s'agit aussi de reconquérir des terres d'autant plus recherchées que le Nord se désertifie. L'objectif, à terme, étant d'y amener des colons venus du Nord.

            Le nouveau régime va faire vivre au Soudan une période d'intégrisme islamique et de soutien aux islamistes des quatre coins du monde à l'intérieur, le régime suit un cours que d'aucuns diraient ultra libéral, en favorisant les activités spéculatives des banques islamiques. Seuls les protégés du régime s'enrichissent, la majorité de la population, même dans le Nord, connaît un effondrement de ses conditions de vie.

            Le Sud, lui, est ravagé par la guerre. Plus de 4 M de personnes, sur une population de l'ordre de 12 M, va se réfugier au Nord, constituant notamment une ceinture de misère autour de la ville de Khartoum. La majorité des soudanais déplacés du fait de la guerre se retrouve aux périphéries de Khartoum, à Haj Youssef, à Soba, à Mayo. Elle y vit dans une grande misère, "dans des habitations de terre séchée et de paille mêlées, dont les murs menacent de s'écrouler et l'environnement de se transformer en marécage pestilentiel à la première pluie" (Le Monde 12/9/02)

A l'étranger, El Tourabi mène des tentatives d'infiltration de l'Etat également au Tchad et au Kenya. Le régime soutient les Islamistes de Tunisie, d'Algérie. Chaque année, se tient à Khartoum une conférence populaire islamique. Enfin, lors de la première guerre du Golfe en 1991, Khartoum refuse de s'aligner derrière les USA, et soutient Saddam Hussein. Là encore, ce n'est que calcul. El Tourabi prévoit que Saddam Hussein va sortir perdant, et il espère prendre sa place de leader du monde arabe.

El Tourabi ambitionne de devenir le chef d'un renouveau islamiste. Mais si ceux-ci ne se gênent pas pour utiliser les facilités que leur offre un Etat et un territoire qui cherche leurs faveurs, aucun n'est en réalité prêt à considérer El Tourabi comme son nouveau maître.

            En 1992, c'est Ben Laden en personne qui atterrit à Khartoum. A l'époque, la rupture de Ben Laden avec les Etats-Unis est toute récente. A leur service, il s'est battu pour libérer l'Afghanistan des soviétiques. Mais il s'estime mal remercié. Il se saisit de la nouvelle présence militaire sur les lieux saints de l'Islam, en Arabie saoudite, pour dénoncer le régime saoudien, et appeler le monde arabe à restaurer un prétendu pur Islam originel.

            Le Soudan sert de base à Ben Laden pour ses premières opérations à l'échelle internationale. De sa villa luxueuse des quartiers de Khartoum, il dirige officiellement des entreprises de BTP qui font des affaires au Soudan, au Yemen, et dans toute la région, et il fonde la banque Al Shamal. En même temps, il planifie son soutien aux islamistes d'Algérie, de Bosnie et d'Egypte. En 95, prévoyant un débarquement américain en Somalie, il a envoyé par avance des soldats du Djihad. Ces soldats vont réussir à obtenir le retrait des troupes US.

C'est du Soudan également qu'est programmé l'assassinat de Moubarak, qui en réchappe de peu. Suite à cet attentat, les grandes puissances font pression sur le Soudan pour qu'il cesse d'héberger le financier du terrorisme islamiste Ben Laden, et sa tête pensante al Zawahiri. Le régime de Khartoum, toujours prêt à se vendre, propose d'échanger Ben Laden contre argent. Mais ni l'Arabie saoudite, ni les USA, ne répondent à cette offre. Et ils finissent par l'expédier en 96 en avion privé à sa case de départ, l'Afghanistan.

Soudan islamiste ou pas, ce n'est pas en soi un problème pour les grandes puissances. L'affrontement USA - URSS par rebellions et Etats interposés va reprendre, ou continuer, mais cette fois, c'est un nouvel affrontement qui va le remplacer, celui qui oppose les puissances impérialistes entre elles. Tant que l'URSS était là et constituait un danger pour le monde, selon la version officielle de l'ensemble des pays capitalistes, force était de devoir s'aligner en toutes occasions sur le chef de la lutte anti soviétique, l'URSS.

Ainsi, depuis son indépendance, la France s'est alignée sur les USA pour soutenir tous les régimes qu'a connus le Soudan. Y compris la dictature de Nimeyri. Et lorsque les islamistes ont pris le pouvoir en 89 avec El Béshir, ni les USA ni la France ne rechignent, contrairement à ce que pourraient laisser croire tous les discours officiels après le 11 septembre 2001. Avant le 11 septembre 2001, et en particulier du vivant de l'URSS, les islamistes sont au contraire un fort bon outil pour lutter contre le communisme, ou prétendu tel, en réalité un avatar stalinien. Mais c'est aussi l'occasion d'éliminer physiquement des millions de gens simples qui, eux, peuvent réellement aspirer à changer le monde.

Mais dès que le problème de l'URSS est réglé, immédiatement, l'opposition entre les diverses ambitions impérialistes a repris le dessus. Le Soudan ayant soutenu Saddam Hussein en 90, les USA le sanctionnent, assez légèrement. Du coup, pour se donner les moyens de pouvoir un jour mettre pied sur le pétrole du Soudan, les USA font le choix maintenant de soutenir la rébellion sudiste, à partir de 91.

Ainsi, après avoir soutenu les régimes qui lui avaient fait la guerre depuis des dizaines d'années, Washington soutient l'APLS du Sud. Du coup, Khartoum fait le choix de s'adresser aux Chinois pour commencer à produire le pétrole, en 99. La China National Petroleum Corporation détient 40% des parts du Consortium soudanais.

La France, a profité du retournement des USA, et a immédiatement fait des offres à Khartoum, dès 91. Paris a livré des armes à Khartoum.

Pendant que Ben Laden était au Soudan, Total a prospecté au Soudan, les Grands Travaux du Midi ont construit au Soudan, des Airbus ont été vendus au Soudan. La France a donné à Khartoum un droit de passage pour ses troupes en République Centrafricaine, lui permettant de prendre à revers l'APLS. Paris fournit les images satellites des positions de l'APLS. Le Zaïre de Mobutu, autre allié de Paris, permet également à Khartoum d'utiliser des pistes d'atterrissage. En échange de ces amabilités françaises, Khartoum livre en 94 à Pasqua le terroriste Carlos qui se croyait à l'abri au Soudan. Livraison qui devra servir à aider Chirac pour son élection de 95. Libération écrit le 12 janvier 95 : "La France est aux petits soins  pour la junte islamiste au Soudan".

En 93, les Etats-Unis ont mis le Soudan sur la liste des "Etats commanditaires du terrorisme". En 98, suite à deux attentats attribués à Ben Laden, qui visent deux ambassades américaines à Nairobi (Kenya) et Dar es Salam (Tanzanie), (224 morts dont 12 Américains, près de 5000 blessés), Clinton envoie sur le Soudan des missiles. Il détruit une prétendue usine de fabrication d'armes chimiques, en fait une usine pharmaceutique.

A partir de ce moment-là, le Soudan va discrètement changer d'attitude, et commence à obéir aux injonctions américaines dans sa lutte anti terroriste. Bien avant le 11 septembre 2001, le régime islamiste de Khartoum se met à jouer les guides experts en islamisme, expliquant à la CIA comment s'y retrouver dans les divers réseaux islamistes. Une semaine après le 11 septembre 2001, Washington va demander à l'ONU de lever les sanctions qui régnaient encore sur Khartoum. En échange, le régime donne aux Américains des dizaines de personnes recherchées par leurs polices.

Aujourd'hui, la France est en train de réaliser un complexe industriel à capitaux privés et publics, destiné à produire du matériel militaire. Nom du complexe : Djihad ! Total a obtenu des terrains à explorer, Alstom lance un chantier hydroélectrique. A la Foire internationale de Khartoum de 2004, on comptait 40 entreprises françaises. De Villepin a été reçu en grande pompe à Khartoum, où il a déclaré : « des relations d'estime et d'amitié profonde unissent le président Chirac et le président El Béshir ». En réponse, celui-ci a demandé à pouvoir faire adhérer son pays à la Francophonie.

Le Soudan, et plus exactement le Darfour, a servi de base d'attaque à Idriss Déby pour partir en 90 à la conquête du Tchad, dont il est depuis le "président". Un président connu pour ses accointances avec Paris.

            Apparemment, les USA se sont laissé mettre eux-mêmes sur la touche, du fait qu'ils ont condamné Khartoum en le jugeant appartenir à l'axe du mal. Mais les Etats-Unis n'ont pas dit leur dernier mot. Toujours soucieux de garder un œil sur le pétrole, ils ont choisi de jouer une autre carte au Soudan, celle de la volonté de paix.

            Confiant dans ses capacités et son influence à l'échelle internationale, Washington s'est mis en tête de jouer au Soudan le rôle du pacificateur, de la bonne volonté qui vient là pour arbitrer les conflits et leur trouver une juste fin. En clair, Washington a usé de tout son poids pour obtenir que Khartoum négocie avec les rebelles, rebelles que Washington n'a cessé de soutenir, soit dit en passant.

            L'accord a été effectivement signé, en janvier 2005. Une première trêve avait été obtenue deux ans auparavant. Selon l'accord signé par les deux parties, le pactole du pétrole, produit à raison de 350 000 barils par jour en 2004, et devant passer à 500 000 à terme, soit un revenu de 2 à 2,5 MM $ par an, ce pactole devra donc être partagé entre le régime du général président El Béshir, et les ex rebelles de l'APLS. De plus, l'APLS peut instaurer au Sud une administration semi autonome. Elle peut maintenir son armée, et a le droit même de frapper sa propre monnaie. Garang devient vice président, et a droit de veto sur Béchir. Tout cela pour une période dite de transition de 6 ans. Après quoi, en 2011, un référendum décidera l'appartenance du Sud au Soudan ou d'une indépendance.

            Le point de vue de la France est que les USA visent à obtenir de Khartoum qu'il change d'attitude, ce qui permettrait d'abolir certaines lois en vigueur, qui empêchent les compagnies pétrolières US d'entrer en activité au Soudan, où elles espèrent découvrir d'importantes réserves encore inexplorées. Mais il se peut que le calcul américain aille plus loin que cela.

            Car la manière dont l'accord a été négocié indique que tout se passe comme si les USA poussaient non pas à une future unification du pays, mais bel et bien à une future partition du pays, avec à la clé la chute du pétrole ex soudanais dans le nouvel Etat, protégé de Washington. Un détail significatif : Washington donne tout le pouvoir au Sud à la seule APLS. Or l'APLS est surtout constitué de Dinkas, et elle est mal vue par les Nuers et par les populations de l'Equateur.

            Et le conflit du Darfour, où se situe-t-il dans cette histoire ? Eh bien, c'est ce calcul américain qui consiste à jouer avec l'idée même de paix, pour préparer de prochaines divisions, qui en est le déclencheur. C'est que le Darfour, le Dar des Fours, la maison des Fours en Arabe, est une région encore plus délaissée que le Sud. C'est même parce qu'elle était longtemps délaissée que le conflit Nord Sud ne l'a pas touché avant 2003.

            Mais lorsque les catégories les plus favorisées de cette région ont vu que l'APLS était sur le point de gagner, avec les USA, une place éminente, et les dividendes de la lutte armée, elles se sont dit que c'était là la solution pour elles aussi. Or, une expérience de lutte armée, le Darfour en a connu une, grâce à l'opération d'Idriss Déby, l'allié de la France, qui a pris le pouvoir au Tchad, en partant du Darfour.

            Un certain nombre des combattants qui ont aidé et suivi Déby au Tchad en 90, sont ensuite revenus au Darfour. Ils seront le fer de lance de la nouvelle organisation rebelle, l'ASL, Armée soudanaise de libération. L'ASL disposerait de 10 000 combattants. Elle sait disposer d'aides de l'autre côté de la frontière. Cette rébellion éclate en janvier 2003. Un peu plus tard, un autre mouvement apparaît au Darfour, le MJE, Mouvement pour la Justice et l'Egalité. Le MJE semble être une couverture nouvelle de El Tourabi (PCN Parti du Congrès National). Mis à l'écart en 99 par El Béshir, Tourabi reviendrait donc lui aussi, en utilisant les soubresauts dus à la misère populaire.

            ASL et MJE réclament au Darfour les mêmes droits que ceux accordés au Sud : gouvernement fédéral et institutions autonomes, une part du pactole pétrolier, qu'ils chiffrent à 13%.

            Pendant des décennies, lorsqu'elle daignait parler de ce qui se passait au Soudan, la presse occidentale présentait les choses comme un conflit ethnique, entre le Nord arabo- musulman, et le Sud négro africain et animiste, ou chrétien. On l'a vu, il s'agit d'un conflit politique, social, économique. Mais parler d'ethnies et seulement d'ethnies permet à l'ancien colonisateur d'abaisser l'ancien colonisé.

            Au Darfour, les deux parties qui se font la guerre sont de même religion. Cette région est entièrement musulmane, que la population y soit d'origine arabe ou africaine. Quand la rébellion a commencé, le gouvernement ne pouvait guère utiliser son armée, car l'essentiel de ses troupes sont des soldats recrutés au Darfour. 

            Alors le régime islamiste de El Béshir s'est adressé aux nomades arabes, en fait à des gens prolétarisés et sans avenir. Il leur a dit : « Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, voler, piller, etc". Et il les a armés. Ainsi se sont constitués les fameux Janjawids, des bandes de cavaliers arabes, qui n'ont en fait plus grand chose à voir avec les cavaliers de l'Islam conquérant. Il s'agit de mercenaires, qui ne se revendiquent même pas du fait d'être Arabes.

            L'armée soudanaise leur a donné mission de couper la rébellion de la population locale, et ce par une politique de terre brûlée. Pillages, destructions de villages, meurtres, incendies, viols, ils feront ce que Khartoum souhaitait. Et lorsque la trêve a été obtenue avec l'aide des USA, Khartoum a pu concentrer encore mieux son attention à massacrer au Darfour.

            Cela n'a pas empêché les Américains, qui n'ont mis aucune condition au sujet du Darfour, pour obtenir leur pseudo accord entre le Nord et le Sud. Le secrétaire d'Etat américain Colin Powell s'est racheté de cet oubli en juin 2004, en allant au Darfour, et en qualifiant ce qui s'y passait de "génocide".

            Le Darfour est habité par 7 millions de personnes. On compte un million de réfugiés à l'intérieur de la région, et 200 000 qui ont fuit vers le Tchad. Les victimes sont difficiles à évaluer, les chiffres sérieux variant entre 180 000 et 300 000 morts, en un an et demi à peine. Un cessez le feu a été conclu en avril 2004. Et une force africaine a été envoyée. Des négociations ont débuté au Nigeria, puis ont été suspendues, ont repris, et n'ont abouti à rien à ce jour. Ces derniers mois, ce sont les convois de l'aide humanitaire internationale qui sont l'objet d'attaques de banditisme, peut-être du fait des anciens Janjawids.

            Les USA ont-ils en tête pour le Darfour une nouvelle négociation du genre de celle qu'ils venaient de conclure entre le Nord et le Sud ? En tout cas, cette fois, c'est la France et avec elle l'ensemble de l'Europe, qui s'est mis en tête de les gêner sur ce terrain. Et une querelle internationale a lieu maintenant pour savoir où et par qui l'on doit juger les crimes qui ont été commis au Darfour.

            Une commission de l'ONU a été chargée d'étudier ce qui s'est passé au Darfour. Elle a jugé qu'il n'y a pas eu "génocide", mais par contre il y a eu des "crimes contre l'humanité" et des "crimes de guerre". Paris, Londres et Bruxelles veulent que ce soit la CPI, la Cour pénale internationale, qui en prenne la charge. Washington refuse. Et propose de créer un tribunal ad hoc en Tanzanie, sur le modèle du Tribunal international pour le Rwanda. Voilà pourquoi on nous parle encore du Darfour, aujourd'hui.

            Pour les USA, le Darfour est une bonne occasion de gêner la France dans ses manœuvres dans la région. Ils ont essayé de profiter de l'occasion pour opposer le Tchad et le Soudan. Le régime tchadien ayant des liens évidents avec la rébellion, il pouvait être tentant pour Khartoum de s'opposer à lui, ou de s'opposer à la France qui en est le soutien.

La France a immédiatement compris la manœuvre. Jugeant qu'il suffisait d'une étincelle pour provoquer l'explosion, elle a décidé d'envoyer ses propres troupes sans attendre. Officiellement, il s'agissait, comme d'habitude, d'une opération humanitaire, devant séparer les belligérants de la guerre au Darfour, et de protéger ainsi les populations.

Dans les faits, les troupes françaises se sont déployées sur la frontière, de manière à empêcher ou nier l'existence de tout passage de rebelles du Darfour vers le Tchad, comme des miliciens Janjawids, qui pourraient être l'instrument de Khartoum pour une provocation. Ainsi, la France a réussi à se garder deux alliés, Khartoum et N'Djamena. L'accord de cessez le feu du Darfour, à son tour, a peut-être été, pour les Américains, un moyen de faire cesser cette présence militaire française, en la faisant remplacer par des Africains (UA).

            Voici un témoignage de janvier 2004, de la correspondante du journal Le Monde, Mouna Naïm : " Ces localités se ressemblent toutes : des familles s'abritent sous les arbres, dorment dans la poussière, par un froid glacial et sous le vent dur de la saison sèche. Des cercles de cendres et de pierraille noircie, d'où émergent des vestiges de lits en fer tordus par l'incendie, remplacent les cases de paille et de terre. Sur les murs des magasins aux portes éventrées, des langues de suie témoignent des incendies". Et Mouna Naïm précise : " Les rebelles ont dénombré plus de 2300 villages -ainsi- attaqués dans l'ensemble du Darfour."

juin 2005

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